Vendredi soir, la plaque commémorative que mon frère et moi avons fait apposer sur l’immeuble où notre père a vécu une grande partie de sa vie a été taguée. Sur la plaque sont indiqués son nom, Pierre Pachet, et le fait qu’il a vécu dans cet immeuble de la rue Chapon, qu’il y a écrit, qu’il y a conçu une œuvre littéraire. Nous avons vécu dans cet appartement, enfance et adolescence, notre mère y est décédée, puis notre père. L’appartement n’est plus à notre nom, mais quelque chose subsiste, sur la façade, de ce que fut notre père, quelque chose qu’il est difficile de résumer en quelques mots.

A côté de son nom et son prénom, de consonance tout à fait française, un ou plusieurs individus ont eu l’idée de taguer une étoile juive afin d’indiquer (je me permets d’interpréter leur geste) au tout-venant que Pierre Pachet était juif. L’étoile jaune ne signifie pas seulement, lorsqu’elle est apposée, comme ça, à une plaque commémorative, qu’il s’agit d’un juif, elle a aussi une signification antisémite, bien sûr, mais je m’arrête déjà à ce fait. Ce n’était pas évident, quelques recherches sur Google ont peut-être été nécessaires, mais l’on sait que Google, en France, consacre une grande partie de son énergie à répondre à la question qui est juif, quand il ne passe pas son temps à répondre à l’autre grande question des internautes, à savoir, qui est homosexuel.

Le nom : stigmate, révélation ou élévation

Pierre, le prénom de mon père, est le nom d’un apôtre chrétien bien connu, souvent représenté avec des clés à sa ceinture, ou pleurant amèrement dans son coin. Pierre, l’apôtre, s’appelait Simon avant que Jésus le renomme Pierre. Est-ce parce qu’il a changé de nom, que Pierre (l’apôtre), sensible à l’interface huilée du nom, qui adhère à la personne mais peut s’en décoller, a renié aussi facilement le nom de Jésus ? Il a dit aux soldats qu’il ne connaissait pas Jésus, ou plus précisément, qu’il ne connaissait pas de Jésus ? Le nom est propre, c’est-à-dire qu’il est la propriété de quelqu’un, mais ça n’est pas la personne. Un nom propre sert à reconnaître et même distinguer, mais ça peut servir aussi à renier, à camoufler, à se cacher. Un même nom peut servir aussi bien à tuer qu’à sauver la vie. C’est un stigmate, une révélation ou une élévation. Tout dépend de l’usage qu’on en fait. Et ça, le père de mon père l’avait très bien compris.

Le père de mon père, Simkha Apatchevski, est arrivé d’Odessa en France au début du XXe siècle pour faire des études de médecine et devenir chirurgien-dentiste. Il a très vite désiré devenir français et a été naturalisé en 1924. Avec Ginda, sa femme, qui venait de Lituanie, ils ont eu deux enfants qu’ils ont nommés Hélène et Pierre. Sous l’occupation, mon grand-père a eu la bonne idée de ne pas se déclarer comme juif auprès de la préfecture de Paris et de se procurer des papiers sous un autre nom, Apa, puis Pachet. Il a emmené sa famille en zone libre et a placé ses enfants dans des institutions religieuses catholiques.

Après la guerre, ce nom d’emprunt qui lui avait sauvé la vie, il a voulu l’officialiser. Les Apatchevski sont devenus, officiellement, les Pachet. Ils auraient peut-être pu émigrer en Israël, où ils avaient de la famille, mais ils sont restés en France et ils ont réaffirmé leur intégration à la société française par ce changement de patronyme un peu surprenant, quand tous leurs amis avaient conservé leurs noms d’origine, des noms qui, tels des shofars balançant leurs sons saccadés, sonnent juifs. Le nom de Pachet ne sonnait pas comme un shofar, mais il disait, à sa manière, un silence, une retenue. Il prononçait le désir de s’assimiler, terme aujourd’hui tombé en désuétude, comme on se fond dans la foule, pour y trouver une place, un lieu d’être.

Kaddish à l’église

Mon père est resté traumatisé toute sa vie par la guerre, il ne s’est jamais départi d’une terreur diffuse, provenant moins des dangers mortels que lui et sa famille avait encourus, que des bombardements – comme ceux de Saint-Etienne, le 26 mai 1944, ville sur laquelle 440 tonnes de bombes furent lâchées par les Alliés. Le danger ne venait pas seulement des Allemands, ou des policiers français venus arrêter son père le lendemain de son départ pour la zone libre, il venait du ciel. La conscience d’être juif, elle, n’est venue qu’après la guerre, mais elle n’a jamais résolu cette question : pourquoi être juif signifiait être en danger de mort. Et pourquoi aujourd’hui, être juif, c’est encore une fois, courir un danger de mort. L’identité juive n’explique pas l’antisémitisme. On peut très bien s’y connaître en antisémitisme et ne rien comprendre à la mystique juive, et vice versa.

Du désir d’intégration de son père, mon père, Pierre Pachet, a gardé plus qu’un souvenir, plus qu’un nom : il considérait les questions identitaires à la fois avec respect et ironie. Il avait avec le monde qui l’entourait, peut-être grâce à ce nom, à sa consonance en deux syllabes bien françaises, un rapport pacifié. Sous l’inquiétude, sous la vigilance que toute son œuvre a si bien exprimée, sous la peau de l’exaspération, il était en réalité assez calme et même serein : être juif ne le rendait pas plus nerveux que ça. Il trouvait insupportables les calembredaines ethniques, le creux de tout ça. Il était plein de lui-même, mais peut-être aussi plein de cette intégration voulue par son père, même si le changement de nom allait avec une perte. Cette perte les avait sauvés. Ça vous met quelque part, le désir d’un père. S’il le fallait, il lisait sans difficulté la haggadah en hébreu et dirigeait avec assurance le Seder à la fête de Pessah. Dans l’église où nous nous sommes rassemblés pour l’enterrement de notre mère, il s’est excusé de nous tourner le dos, et sortant une kippa de sa poche, il a lu le kaddish, tourné vers Jérusalem. C’est peut-être la seule fois de sa vie où il a fait un happening juif, où il a imposé quelque chose de cet ordre-là. Et c’était sublime.

Être juif, ça ne se résume pas à être persécuté. Et faire partie du «peuple élu», ça n’est pas avoir gagné au Loto et bénéficier à vie d’un ticket gagnant. Faire partie du peuple élu, pour reprendre les termes de la Bible, c’est endosser la charge d’une responsabilité morale qui a été d’abord posée sur les épaules du peuple juif dans l’idée que finalement, tous les êtres humains se verraient à leur tour dépositaires de la charge morale, cette charge morale qui sauve et justifie notre humanité, qui est la même pour tous, toutes religions confondues et qui se résume, comme le dit Hillel, le grand sage juif, par cette simple maxime : ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse. Jésus, Mahomet et Kant ont dit la même chose, mais dans des langues différentes.

Présence des démons

Pendant l’une des nombreuses manifestations des zadistes l’année dernière à Nantes, j’ai vu un dessin collé sur la place Foch : on voyait Manuel Valls à genou et le trou de son cul était représenté par une étoile de David. Le Hauptscharführer Thilo, en charge de l’infirmerie du camp d’Auschwitz (sic !) a dit qu’il se trouvait dans l’anus du monde. Même les salauds utilisent les symboles.

Le tétragramme ou bouclier de David, מגן דוד en hébreu, a longtemps été un signe magique de protection contre les démons ou même simple ornement avant d’être choisi, très tardivement, pour symboliser le judaïsme. Reinhard Heydrich, le 1er septembre 1941, a repris cette forme dans une adaptation moderne de la rouelle médiévale, signe ostentatoire jaune et en forme d’anneau, imposé aux Juifs à partir du XIIIe siècle par une chrétienté hostile à la judéité. En France, l’étoile jaune est apparue à Paris à partir de mai 1942. Les Apatchevski ne l’ont pas portée pendant la guerre, ils ont préféré l’option, très risquée, de la dissimulation et c’est ce qui leur a sauvé la vie (mais c’est ce qui aurait pu la leur coûter aussi bien).

Cette étoile jaune apposée à la plaque commémorative de Pierre Pachet vient remuer tout ça, l’histoire et la grande Histoire. Elle vient marquer, non pas une protection contre les démons, ce que le bouclier de David était à l’origine, mais la présence même des démons. Je suis heureuse que mon père ait pu vivre sa judéité telle qu’il l’a vécue, sans honte, sans embarras, sans humiliation. Le soir des attentats du 13 novembre 2015, il était dans un café et a décidé de rentrer chez lui, malgré les recommandations, tranquillement. Il n’avait pas peur. Il avait peur des bombardements, il avait peur des excès, il avait peur de la bêtise. Il n’avait pas peur d’être juif.

Source : https://www.liberation.fr/france/2018/09/30/yael-pachet-mon-pere-n-avait-pas-peur-d-etre-juif_1682220

Par Noam Mosséri – Juifs célèbres © Tous droits réservés