Erich Von Stroheim pionnier du cinéma muet
Né à Vienne le 22 sepembre 1885, Erich Von Stroheim grandit au sein d’une famille juive pratiquante et propriétaire d’un petit atelier de confection de chapeaux. Il passe sa jeunesse dans un contexte socio-politique tendu : l’empire Austro-Hongrois connait alors un net regain d’antisémitisme. Les éléments biographiques sur les années de formation de sa jeunesse ne sont pas clairs et parcellaires. Tout au plus sait-on qu’il fréquente durant ses années de lycée la jeunesse dorée de la Mitteleuropa, dans une ville qui connait un bouillonnement créatif et artistique intense au tournant du siècle.
Le 25 novembre 1909, il émigre aux Etats-Unis. Après avoir exercé divers petits boulots, il part s’installer à Hollywood en 1914. Il finit par décrocher à 30 ans un travail d’acteur-figurant-cascadeur sur le film fleuve de D.W. Griffith, Naissance d’une nation, en 1915. Apprenant sur le tas les ficelles du métier, il devient l’année suivante assistant-réalisateur de Griffith pour son autre chef-d’œuvre, Intolérance. Le maître aura une profonde influence sur lui. De Griffith, Stroheim tiendra tout au long de sa carrière d’acteur-réalisateur un goût prononcé pour la démesure (le premier montage de son film mythique, Les Rapaces, dure 7 h !), un vrai souci du réalisme et du détail authentique, le sens de l’intimisme, le goût du risque et d’entreprendre (il s’endettera pour financer ses films).
Fantasque, parfois mégalomane, admiratif de l’ordre incarné par la vieille aristocratie austro-prussienne, du sens du devoir, de l’honneur, il s’invente un personnage en accord avec ses idées : arborant une coupe de cheveux tellement courte qu’il donne l’impression d’être chauve, il se dit alors aristocrate, ex-lieutenant de Dragons, né Erich Oswald hans Carl Maria Von Stroheim, fils d’un colonel de l’armée impériale et d’une dame d’honneur de l’impératrice Elizabeth d’Autriche. Il est « l’homme que vous aimerez haïr », selon sa propre expression. Dans Le Prince étudiant signé John Emerson (1915), il est ainsi à la fois interprète, assistant et surtout conseiller militaire du metteur en scène. En 1917, avec For France, un film de propagande signé Wesley Ruggles, il incarne un officier prussien rigide, hautain et jouisseur. A peine deux ans plus tard, il signe sa première réalisation : Maris aveugles.
Dès ce premier film, ses thèmes fétiches sont manifestes : l’argent, le sexe et l’infirmité. Avec Folies de femmes, il brosse le portrait au vitriol d’une société corrompue par l’argent et le sexe. En 1924, il signe pour le compte de la MGM un de ses chefs-d’œuvres mutilés, Les Rapaces, où il dépeint l’avilissement et la destruction des rapports humains autour d’un billet de loterie gagnant changeant le destin d’un groupe d’individus. Dans La Veuve joyeuse (1925), il détourne l’opérette viennoise pour brosser le tableau d’une cour royale peuplée d’infirmes, de fétichistes collectionnant les chaussures, d’obsédés sexuels et de monarques dégénérés. Entraînant presque systématiquement avec lui un parfum de scandale et de souffre pour dépeindre l’animalité tapie en chaque homme, Stroheim suscite l’ire des ligues de vertu, tandis qu’Hollywood agite frénétiquement les ciseaux de la censure sur ses œuvres. A l’exception de Maris aveugles et La Veuve joyeuse, tous ses films sont amputés de moitié, des deux tiers voir même des trois quarts. Lassés par son anticonformisme et jugé trop intenable, les studios finissent par le chasser en 1928. Il n’a alors pas d’autre choix que de mettre de côté sa carrière de réalisateur, au profit de celle d’acteur.
Après avoir publié un roman inspiré d’un scénario non exploité (Paprika, 1935), puis cosigné le scénario de Les Poupées du diable de Tod Browning, il émigre en France où il est très apprécié. En 1937, il campe devant la caméra de Jean Renoir un extraordinaire commandant (et aristocrate) allemand portant une minerve, dans La Grande illusion, où il donne la réplique à une éblouissante brochette d’acteurs : Pierre Fresnay, Jean Gabin et Marcel Dalio. Il se fait remarquer dans Macao, l’enfer du jeu (1939), puis commence à jouer des rôles d’hommes résignés comme dans Les Disparus de Saint-Agil (1938), Derrière la façade et Menaces (1939), avant de devenir un collectionneur fou pour Pieges de Robert Siodmak (1939). Lorsque la Seconde guerre mondiale éclate, il rentre aux Etats-Unis.
Prenant la place de Boris Karloff le temps d’un remplacement dans la pièce Arsenic et vieilles dentelles qui se joue à Broadway en 1942-1943, Stroheim incarne sous la direction de Billy Wilder le Maréchal Rommel dans le film de guerre Les Cinq secrets du désert. Puis il joue le Professeur Franz Mueller dans The Lady and the Monster de George Sherman (1944), l’adaptation de Donovan’s Brain, un roman de SF signé Curt Siodmak. Dans La Danse de mort en 1948, où il est aussi dialoguiste et scénariste, il endosse encore le rôle du méchant officier. En 1950, il retrouve Billy Wilder qui lui demande d’interpréter Max Von Mayerling dans le mythique Boulevard du crépuscule. Dernier grand rôle au cinéma pour lequel il obtient la seule citation à l’Oscar de sa carrière (meilleur second rôle), il y interprète un ex-metteur en scène devenu serviteur de Norma Desmond, une ancienne star de cinéma muet (jouée par Gloria Swanson) qui vit recluse dans sa villa de Sunset Boulevard. « Vous savez pourquoi vous avez été incompris ? Parce que vous aviez dix ans d’avance » lui déclare Wilder sur le tournage, en grand admirateur de l’acteur-réalisateur. Réponse de l’intéressé : « Non, vingt ans ». L’ironie, la cruelle lucidité parfois, et le réalisme : une constante chez Stroheim, qui s’éteint le 12 mai 1957 à l’âge de 71 ans, des suites d’un cancer.
Par Noam Mosséri – Juifs célèbres © Tous droits réservés